À l’hiver 2014, le très sympathique et compétent Pascal Grégoire (un de mes anciens collègues du CRIFPE et maintenant professeur en didactique de la grammaire à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue) m’a invité à soumettre un texte à la revue Québec français. Il l’avait fait à titre de responsable d’un dossier thématique portant sur l’enseignement-apprentissage de l’écriture à l’ère du 2.0. Cet excellent dossier qui comprend entre autres mon texte vient d’ailleurs de paraître dans le numéro 173 de la revue qui est disponible en ligne sur Érudit.
Étant donné que ce n’est pas tout le monde qui a accès à la version payante de cette revue (tant papier qu’en ligne), je vous présente ici la version manuscrite originale (et donc un peu plus longue) de mon article. Celui-ci propose une approche d’écriture collaborative à l’aide de ce que j’ai nommé des cartes scripturales. Par ailleurs, je tiens à souligner très humblement que d’une part, des enseignants et professeurs utilisent très possiblement cette approche depuis belle lurette dans leurs classes, et que d’autre part j’ai débuté ma réflexion sur cette approche en collaborant avec Mélanie Fortin dans le cadre de nos charges de cours en intégration des TIC à l’Université de Montréal. Bref, ma contribution personnelle vise à offrir une base concise pour cette approche, d’en faire la promotion et d’inviter quiconque à la bonifier.
L’écriture collaborative à l’aide des cartes scripturales : proposition d’une approche innovante
Par Gabriel Dumouchel, doctorant en psychopédagogie, Université de Montréal
Résumé: Les cartes heuristiques ou conceptuelles sont des outils employés depuis plusieurs années en contexte scolaire, notamment pour aider les élèves à visualiser et synthétiser des informations dans le cadre de leurs apprentissages. Or, nous sommes d’avis que cela ne représente pas une utilisation optimale de ces outils qui peuvent offrir davantage d’opportunités pour apprendre à écrire. Dans cet article, nous présenterons d’abord brièvement et de manière critique ces outils et leurs usages scolaires pour mieux proposer de nouvelles pistes d’utilisation en écriture collaborative.
L’écriture avec les cartes heuristiques ou conceptuelles
Les cartes heuristiques (ou mentales) permettent de visualiser des idées structurées au sein d’une arborescence comprenant habituellement davantage de mots-clés que de longs textes développés. L’utilisation de ces cartes par les élèves contribue à organiser leur pensée, leur donner envie d’apprendre, développer leur confiance en soi, argumenter et maîtriser leurs connaissances (Pascal, 2012). De par leur conception centrée sur l’arborescence de courts textes, la principale utilité de ces outils en écriture réside dans la recherche et l’organisation d’idées (ex. : remue-méninges), la prise de notes ou encore la production d’un résumé ou d’un plan de rédaction. Divers outils de création de cartes heuristiques sont disponibles tant comme logiciels à télécharger (ex. : Freemind, Freeplane) que des services accessibles en ligne (ex. : MindMeister, Pearltrees).
Carte heuristique créée avec Freemind
De leur côté, les cartes conceptuelles permettent d’organiser et de visualiser les relations entre des concepts reliés par des lignes (Novak et Canas, 2008). Les concepts sont habituellement liés et représentés de manière hiérarchique afin de percevoir clairement les relations entre les concepts généraux et spécifiques. Il est aussi possible de qualifier les liens entre les concepts en écrivant sur les lignes qui les relient de manière à clarifier le réseau de relations élaboré. Comme pour les cartes heuristiques, plusieurs outils logiciels (ex. : Cmap Tools, Kidspiration) ou en ligne (ex. : Bubbl.us, Popplet) permettent de créer des cartes conceptuelles.
Carte conceptuelle créée avec Cmap
Par ailleurs, certains outils en ligne de création de cartes conceptuelles ou heuristiques permettent aux élèves de travailler de manière collaborative. C’est le cas, entre autres, de Mindmeister et Popplet où une carte peut être créée de manière synchrone par plusieurs élèves. Parmi les avantages notables de cette collaboration, soulignons qu’elle peut avoir lieu en classe comme à la maison tant qu’il y a une connexion Internet et que les cartes peuvent être facilement exportées en images, partagées par courriel, Twitter ou Facebook ou encore publiées sur Internet.
Bien que ces outils en ligne soient simples et conviviaux pour être pris en charge rapidement par des élèves du primaire comme du secondaire, la majorité exigent un déboursement au-delà d’un usage de base souvent restrictif ou offrent une interface en anglais. Cela peut certes freiner un enseignant à en faire usage dans ses cours, mais un autre aspect s’avère, selon nous, tout aussi restreignant à cet effet : sur le plan de l’écriture, les cartes heuristiques et conceptuelles se limitent trop souvent à l’élaboration de la structure d’un texte à produire et non le texte lui-même. Les guides d’utilisation de ces cartes les présentent principalement comme des outils de planification qu’un élève utilise avant de rédiger avec un outil de traitement de texte. Or, il s’agit là d’une grave erreur que certains commettent parfois en enseignement avec les technologies, à savoir de se limiter à utiliser un outil selon les objectifs qui ont été fixés lors de sa conception originale. Dans ce cas-ci, les outils de création de cartes heuristiques et conceptuelles visent surtout la représentation synthèse d’idées ou de concepts réseautés.
À notre avis, cette approche se veut contre-productive et peu propice à l’innovation pédagogique et à la créativité des élèves. La prochaine section détaille notre position critique afin de proposer une nouvelle approche pour une utilisation bonifiée de ces outils.
Des usages actuellement limités en écriture
Selon nous, les outils de création de cartes heuristiques et conceptuelles ne doivent pas être employés dans les limites « théoriques » liées à leurs objectifs de base. Rappelons que ces outils ont d’abord été élaborés en fonction des besoins d’utilisateurs œuvrant surtout en milieu universitaire et selon les possibilités techniques des premières interfaces de cartographie mentale. Or, d’un point de vue tant théorique que technique, rien n’a jamais limité leur utilisation à la simple structuration ou synthèse de texte. Nous sommes donc d’avis que pour innover en enseignement, il ne faut pas seulement utiliser de nouveaux outils disponibles sur le marché; il faut aussi chercher à dépasser les « dogmes » théorique et technique qui sont à la base d’un outil parfois en usage depuis un certain temps. Par exemple, Twitter était originalement un service de messagerie de 140 caractères. Le but était simplement d’écrire des messages, de communiquer. Si le monde éducatif s’était arrêté à cela, la twittérature n’aurait jamais vu le jour. Il ne faut donc pas hésiter à se détourner des usages primaires d’un outil technologique en éducation.
D’ailleurs, une récente étude québécoise sur la plus value possible de l’usage de certaines technologies dans des situations d’enseignement-apprentissage (SAÉ) en français au secondaire a analysé la perception des élèves à propos d’un outil de création de cartes conceptuelles. Cela a permis de constater que les élèves percevaient ces cartes comme étant complexes, plus longues à faire et peu utiles car elles ne produisent que des plans de rédaction (Crête-d’Avignon, Dezutter et Larose, 2013). De fait, selon un élève cité par l’étude en question : « Dans le fond, moi je trouve que ça aide pas. C’est juste le plan qui nous a aidés, c’est pas vraiment le logiciel » (p. 18). Ce constat sévère démontre que si un tel outil est trop centré sur un seul aspect de l’écriture, il pourrait perdre de son attrait et de son utilité aux yeux des élèves.
D’autre part, le nom de l’outil est lui-même limitatif : logiciel de création de cartes heuristiques ou conceptuelles. Cette dénomination suggère explicitement à l’enseignant et à l’élève de l’utiliser pour planifier ou synthétiser. Par conséquent, il se pourrait que la dénomination d’un outil contribue souvent sans le vouloir à fixer ses usages en éducation. Une solution à ce niveau serait de proposer le néologisme suivant : les cartes scripturales. L’idée est de suggérer une utilisation centrée sur la production écrite. Autrement dit, il s’agit de délaisser quelque peu la conceptualisation et l’idéation pour faire place à la rédaction et à l’apprentissage de l’écriture avec ces outils. Ces cartes ne visent pas à lier des concepts ou des idées, mais bien les parties d’une trame narrative ou encore d’optimiser l’emploi de l’espace au sein d’une carte à des fins de création littéraire. Pour mieux illustrer nos propos, la prochaine section présente des usages potentiels et innovants des cartes scripturales, notamment avec Popplet qui cadre bien avec cet objectif de par son interface conviviale, amusante et propice à la collaboration.
Suggestions d’utilisations
En ayant comme objectif de permettre aux élèves d’écrire un texte complet à l’aide d’outils comme Popplet, la création de cartes scripturales leur offre l’occasion d’apprendre à rédiger divers types de productions écrites. Nous présentons à titre exploratoire quelques activités de production de cartes scripturales pouvant être réalisées avec des élèves du primaire ou du secondaire. Notons qu’à l’aide de certains outils comme Popplet, les productions écrites proposées peuvent facilement être agrémentées d’éléments multimédias (ex. : images, vidéos), ce qui rendra ces activités plus intéressantes pour les élèves. Soulignons aussi que l’écriture collaborative à l’aide d’outils comme MindMeister peut être faite avec un ordinateur ou une tablette tactile, ce qui représente une flexibilité multiplateforme de plus en plus recherchée en contexte scolaire.
Récits, contes et légendes
Au lieu de demander uniquement aux élèves de créer le plan d’un récit, d’un conte ou d’une légende avant de le rédiger comme c’est trop souvent le cas, pourquoi ne pas leur demander de rédiger de manière collaborative un tel texte avec Popplet? Pour bien comprendre la structure de ces textes, il suffirait d’expliquer que chaque partie doit être d’une couleur spécifique, ce qui permet de créer des bulles de couleurs précises. Ainsi, pour un récit, on obtiendrait des bulles colorées selon qu’elles portent sur la situation initiale, l’élément perturbateur, les péripéties, le dénouement et la situation finale. Sur une même carte scripturale produite en collaboration, chaque élève rédigerait une partie du texte, et ce, en plusieurs bulles pour chaque section afin d’aérer l’espace et de ne pas créer des bulles surchargées de texte. Une fois toutes les parties rédigées, il suffirait de lier chaque partie produite par les élèves d’une même équipe. C’est en visualisant le tout unifié qu’ils pourraient alors apporter des modifications au récit afin de lui assurer notamment une trame narrative logique.
Carte scripturale créée avec Popplet [image originale dans mon texte]
Pièces de théâtre
Toujours avec Popplet, les actes d’une pièce de théâtre pourraient être rédigés séparément par équipe ou à l’intérieur d’une même équipe. Ainsi, pour une pièce de théâtre traditionnelle, il y aurait production de bulles de couleurs précises relativement à l’exposition, l’élément perturbateur avec sa montée de la tension, l’apogée avec ses retombées et conséquences ainsi que le dénouement. L’union de ces parties permettrait de créer une pièce de théâtre dont la trame narrative – mieux visualisée sur une carte que sur un texte continu – serait révisée par les élèves.
Histoires dont vous êtes le héros
Alors que les histoires dont vous êtes le héros sont relativement compliquées à créer avec des outils tels que des wikis, on peut les réaliser plus facilement avec des cartes scripturales. De ce fait, pour créer les multiples possibilités d’action s’offrant au héros, il faut simplement connecter une carte de base à d’autres cartes produites par des élèves. Ainsi, une série de bulles de texte peut mener le héros à choisir son action présentée dans diverses bulles comprenant un hyperlien vers de nouvelles cartes scripturales. La suite de l’aventure dépendra alors du choix effectué par l’apprenant. Au sein d’une classe, plusieurs équipes peuvent ainsi produire leur histoire dont vous êtes le héros et tous pourront ensuite jouer avec celles produites par les autres équipes.
Chansons et poèmes
Les élèves peuvent produire de manière collaborative les couplets et refrains d’une chanson ou les strophes d’un poème dans une carte scripturale. La tâche peut être divisée entre les membres d’une équipe pour rédiger dans les bulles le texte qui rime ou non et colorer différemment chacune des parties d’une chanson ou d’un poème. L’ajout d’éléments multimédias peut aussi contribuer à enrichir une telle production écrite. D’ailleurs, les élèves pourraient ajouter dans une bulle un lien vers la musique qui se veut complémentaire à leur chanson ou poème, qu’elle soit produite par quelqu’un d’autre ou mieux encore par eux! Car avec des logiciels d’enregistrement et de montage audio gratuits (ex. : Audacity) et des services de dépôt musical en ligne (ex. : Soundcloud), ils peuvent prolonger leurs écrits en les transformant en paroles et musique à l’extérieur des murs de la classe. Cette stratégie vise entre autres à connecter l’écriture collaborative aux autres formes de production multimédia qui font partie de l’univers quotidien des élèves « natifs du numérique ».
Conclusion
En somme, rappelons d’abord que les cartes scripturales ne cherchent pas à empêcher l’utilisation scolaire des cartes heuristiques et conceptuelles. Elles proposent plutôt des usages complémentaires pour optimiser les interfaces offertes par les outils de création cartographique. Notons ensuite que leur apport dans l’apprentissage collaboratif de l’écriture peut être fort intéressant pour favoriser la créativité littéraire des élèves de par la flexibilité de l’interface de ces outils. Par ailleurs, nous sommes aussi d’avis qu’il faut non seulement encourager l’usage des cartes scripturales en enseignement de l’écriture, mais aussi la complémentarité de ces outils avec d’autres comme les plateformes de dépôt audiovisuel en ligne (ex. : YouTube), et ce, afin de prolonger et diffuser cette écriture numérique sur Internet. Car si nous voulons que les enseignants et les élèves perçoivent l’utilité réelle des cartes scripturales, vaut mieux rendre leur production authentique en la faisant sortir des murs de la classe.
Références
Crête-D’Avignon, C., Dezutter, O. et Larose, F. (2013, août). Les technologies en classe de français langue d’enseignement au secondaire québécois: perceptions des élèves quant aux impacts sur l’apprentissage de l’écriture. Communication présentée au 12e Colloque de l’Association internationale pour la Recherche en Didactique du Français, Lausanne, Suisse.
Novak, J. et Caňas, A. (2008). The theory underlying concept maps and how to construct and use them. Pensacola, FL : Florida Institute for Human and Machine Cognition.
Pascal, M. (2012). Guide pour l’utilisation de cartes heuristiques en classe. Marseille, France : Académie d’Aix-Marseille.
Note 1: La vidéo YouTube que j’avais insérée dans le Popplet n’étant plus disponible aujourd’hui, je l’ai remplacée par une vidéo qui n’est malheureusement pas liée directement avec la trame narrative de la carte scripturale d’origine. J’ai uniquement voulu démontrer que Popplet permet d’insérer des vidéos dans une telle carte.
Note 2: Je me permets de vous signaler une petite anecdote qui m’amuse au sujet de cet article. Dans la carte scripturale comprenant les pandas, on voit des bulles dont l’auteur est Gabriel alors que d’autres ont Chargé comme auteur. La raison est simple: j’avais un compte avec Popplet dont le nom d’usager était « Chargé de cours » puisque je m’en suis servi pour enseigner à l’université. Bref, j’aurais dû créer un autre compte avec un autre nom!